Natale Zoppis
Notes de mon entretien avec Natale Zoppis le 30 avril 2011 chez lui à Verbania, avec l’aide d’Ambra Ballan pour la traduction (enregistrement de 2h, 5 m).
Comment avez-vous commencé ?
J’ai commencé avec un rapport d’amour et de haine avec la caméra, en cherchant des solutions off camera, la camera oscura. J’ai commencé comme amateur, puis en 1975 je suis allé à l’école à Milan, j’ai connu Roberta Valtorta, suis allé à l’école graphique (très importante), j’ai été assistant de Francesco Ravino.
J’ai toujours travaillé sur le concept de mémoire. Cette série de 84, Anamorphose, part d’un portrait du XXème siècle, j’ai cherché d’autres valences.
Voilà une série en lien avec les horloges molles de Dali. Voici un portrait de Marina Agnelli.
Cette série a été achetée par Lemagny pour la BNF.
Voici un des rares travaux où j’ai utilisé la photographie directe, sans manipulation.
J’ai travaillé avec des photocopies, Frammenti, toujours sur le concept de mémoire ; ce sont des vieux portraits que je copie, que je mouille, que je sèche, je crée des fragments. Ca donne l’impression que c’est très vieux, comme des vestiges archéologiques.
J’ai travaillé avec des cartes géographiques.
Fragments du corps ?
Dans d’autres cas, oui, plus tard.
Vous faisiez ça vers 28 ans. Quelles étaient vos motivations ? Au lieu de faire des photos ‘normales’ ?
C’est lié au geste, comme l’action painting, c’est impulsif. Une fois que c’est fait, alors seulement j’organise et je réfléchis.
Vous étiez alors seul à faire ça ; que disaient vos profs, vos amis ?
Beaucoup disaient que ce n’était pas de la photographie, surtout le travail avec les photocopies.
Ca, c’est un ex-voto photographique d’une enfant, mangé par la moisissure.
Ce sont des pièces uniques.
Avec la photocopie, qui reproduit à l’infini, vous faites des œuvres uniques
Ce qui m’intéresse, c’est la matière. Le concept de la matière. Paolo Monti (qui dans les années 60 a créé le cercle La Gondola à Venise ; beaucoup de photos d’architecture), disait que la photographie n’avait pas de matière ; lui vernissait ses photos (les rendait brillantes avec une vieille technique) pour créer une plus grande distance, pour les matérialiser. Dans les années 70, la photo c’était surtout le reportage.
Ensuite j’ai travaillé au polaroïd.
« Portraits de la mémoire » devenu « Musée de la mémoire ; essais de nettoyage » (de restauration)
[il explique le processus polaroïd]. Je prends la partie blanche et la nettoie, c’est un peu comme la sinopie d’une fresque. C’est la mémoire qui s’évanouit ; comme nettoyer un vieux miroir couvert de poussière.
Avec les agrafes, c’est une tentative d’arrêter une image qui disparaît. Je le fais avec des images très pauvres, sur des cartons, des papiers.
Mais on dirait un cénotaphe, un mémorial dans un cimetière.
C’est la recherche d’une mémoire collective ; ce sont des portraits trouvés, d’inconnus.
J’ai aussi photographié des vidéos pornos avec le polaroïd, fait ainsi des portraits du visage jouissant de la femme, comme une expression de souffrance, ambiguë, peut-être sadomasochiste.
On dirait de la dentelle, mais c’est le matériau du polaroïd.
Ca, c’est un bout de tapisserie collé là, avec des fils d’argent qui rappellent les sels d’argent.
C’est le numéro que met le laboratoire sur la photo ; je le récupère.
Ce sont des juxtapositions, des collages d’images de différentes origines, différentes époques ; ça me fait penser aux surréalistes par exemple.
Comme le parapluie sur la table d’opération.
Et aussi Mnémosyne de Warburg
[il ne connaît pas]
L’archive photographique est hors du temps. Tout dépend du contexte ; la mémoire est aussi comme ça. C’est un voyage, la transformation de l’image à travers la mémoire.
Là je bouge l’image pendant que je la photocopie.
Là j’utilise une pointe sèche pour faire des incisions.
Ce sont des images qui reviennent dans différents travaux, qui affleurent comme la mémoire.
C’est comme un verre, ces polaroïds, et sous le verre il y a des fragments d’image.
J’ai fait une série sur mon corps et dans mon corps, comme une radiographie de mon corps.
Mon pénis comme un passage entre le physique et l’onirique.
Le musée de la mémoire. Des reliquaires.
Mon autoportrait avec ange gardien.
Beaucoup d’iconographie religieuse vue d’un point de vue anthropologique.
Les jumelles, différence et similitude, un peu freudien, photo trouvée au marché aux puces à Paris.
Comme des boucliers.
Je collectionne des petits reliquaires, des scapulaires, les réutilise parfois.
C’est comme le lait et le sang du polaroïd, ça lui donne vie.
Une série de proximité de la main.
Comme un chemin de croix ; les agrafes sont comme des stigmates.
Je travaille sans lumière additionnelle, avec une pose très longue.
Un travail pour la fondation Sandretto Re Rebaudengo, un voyage en Italie, du Piémont à la Sicile, en hommage à Luigi Ghirri. Invitation par le critique Filippo Maggia à 12 photographes de refaire un voyage en Italie. J’ai fait un voyage imaginaire, ‘’ex corpore’’, il commence avec la naissance et finit avec la mort, 20 photos ; au début, la naissance avec la Madone du sang et la Madone du lait.
La série « All’albero » est une déclaration d’existence, à partir d’arbres de Atget. Jeu de mots sur vita et vite : vie et vigne.
Série « la Veronica » : mon visage en négatif, un masque. Allégorie photographique. Le réel et le masque. Photo du masque dans la photo de lui-même.
Je mentionne les photos dans la photo de paysage de Josephson, principe similaire, mais première fois pour un visage.
Dernière série, la mort comme un sommeil.
Pour le moment, je réfléchis, je ne crée plus. Avec l’image digitale, je ne trouve plus de sens, j’ai besoin de la matérialité de la photographie, je ne trouve plus le bon rapport avec la photographie, je suis en crise.
Votre travail est très lié à la photo analogique. Par exemple on ne trouve plus de polaroïds. Maintenant que la photo se dématérialise, qu’allez-vous faire ?
Ce n’est plus qu’un beau souvenir, ce n’est plus l’actualité. Je ne peux plus faire de grands formats.
Je travaille aussi comme ‘photographe’ de studio.
Cette crise, comment l’abordez-vous ?
Il y a les problèmes de l’image digitale : plus de manipulation, plus de physicalité. Comme pour le cinéma, c’est devenu une machine, un dispositif, il n’y a plus de dimension physique, plus de format, on perd le rapport au format. Comme avec les diapositives.
Mais déjà avec l’image analogique, il y avait déjà une profusion d’images, et encore plus maintenant. Pour certains photographes, et certains critiques, il fallait résister à cette profusion. Êtes-vous un résistant ?
C’est une souffrance de ne pouvoir trouver cette matérialité dans le digital. [Cite Fontcuberta (la parole morte)].
Quand vous travailliez, vous ne théorisiez pas. Mais aujourd’hui, en regardant en arrière, quelles sont les vues, les théories qui, en rétrospective, éclairent votre travail ?
Mon travail est cyclique ; à la fin d’un cycle, je ressens le besoin de penser, d’analyser, de structurer le travail que je viens de faire.
Par exemple, ce travail a été montré dans une galerie à NYC, « La mort d’Adam » : Adam n’est pas mort car il représente le genre humain. Je montre la femme de Van Eyck et je la fais mourir. C’est un polaroïd repris en cibachrome en grand format (1,20m) : l’image se casse. Et j’ai donné une valence rouge.
Le cycle se nomme ‘Grands reliquaires’ ; quand j’ai eu fini, j’ai regardé l’iconographie, Adam est le corpuscule et il est lié à la couleur rouge, ce que j’avais fait inconsciemment.
Ce n’est pas la première fois que dans mon travail il y a de telles correspondances inconscientes.
J’ai travaillé avec Paolo Gioli qui a dit « quand j’ai fini un travail, d’ordinaire, les résultats sont au dessus du projet initial », car il travaille avec le geste, les mains, c’est un peu zen. J’aime le discours sur les prothèses, prolongement de l’esprit. Comme le travail de Rebecca Horn sur les mains qui prolongent le corps, l’esprit. Le pénis est aussi une prothèse liée à l’onirique qui lie le physique et l’onirique.
Mais, pour vous, quelles ont été les principales influences que vous reconnaissez aujourd’hui ?
Avant tout, davantage le discours sur l’art que sur la photographie.
D’abord Vaccari ; et Beuys, Palladino.
Et aussi Gioli : au début, j’étais plus lié à lui, pour prendre une distance de la photo habituelle. Gioli est un continuateur d’un certain classicisme italien. Au début, il était plus pop, mais pour moi c’est son travail plus classique qui m’intéresse plus, sur le corps, Saint Sébastien. Le Gioli plus historien de la photographie.
Le corps du photographe, le poing de Gioli
Et sur les photocopies : contraste entre la reproduction de masse par la photocopie et votre travail faisant une œuvre unique avec la photocopie. Ca me fait penser à Benjamin, à la perte de l’aura à cause de la multiplication de la reproduction. Votre travail est-il une tentative de redonner de l’aura ?
L’aura c’est comme la magie. Dans le pop art, la reproduction, le processus sérail devient magique. La litanie est magique. Benjamin disait que l’image unique a l’aura ; mais peut-être le pop art, sa sérialité, est aussi magique pour moi.
La gestualité : à la différence de la photo ‘normale’, votre travail implique une activité manuelle, toucher, agrafer, déchirer, casser. C’est une chose anti-photographique, non ?
Oui, c’est une antithèse ; je vous disais ma haine/amour de la caméra, comme avec la mère. Je veux détruire pour réorganiser, c’est un peu dadaïste, non ? C’est lié à la fragmentation, pour une reconstruction historique. Une chose cassée en fragments, c’est une destruction ; mais le fragment parle du tout, en archéologie, c’est un indice. C’est l’ambivalence, détruire et construire.
Mon travail est plus lié à l’abstraction, à l’action painting.
Dans cette période de passage pour moi, je pense beaucoup au cinéma – pas digital-, à la pellicule. Je pense peut-être travailler sur l’image cinématographique abimée, sur les vieilles pellicules rayées.
[Zoppis me dit plus tard que cette conversation lui a donné envie de retravailler.]