Ce projet de livre d’artiste par Lionel Bayol-Thémines est décrit sur cette vidéo.

Voici le texte que j’ai écrit pour ce livre.

Google as a medium

La cartographie a de tout temps été un instrument de pouvoir, de domination, de définition des normes économiques et sociales. La vision d’en haut, cet œil de Dieu sur la terre, fut longtemps l’apanage des états, mais ce pouvoir appartient aujourd’hui à des sociétés comme Google, qui, avec Google Earth, contrôle – à son profit – les moyens de rendre compte de la carte du monde. La construction de cette vue d’en haut est une manifestation d’autorité, tout comme le sont, dit Nicholas Mirzoeff1, « l’œil du maître surveillant son domaine ou celui du général regardant le champ de bataille ».

Et cette vision cartographique se traduit par la création d’une archive, c’est-à-dire, comme Jacques Derrida2  et Allan Sekula3  l’ont analysé, l’incarnation d’un système de pouvoir d’accumulation, mais aussi de définition de règles et d’un langage.

Mais la particularité de Google Earth est qu’il ne s’agit pas d’images photographiques, mais de bases de données, provenant de diverses sources et retravaillées par des algorithmes pour nous donner l’illusion d’une représentation photographique. Joanna Zylinska4 définit la photographie non-humaine comme « l’exécution d’algorithmes techniques et culturels qui régissent la fabrication et la perception des images » , et Jonathan Crary5 note que « ces images visuelles ne font plus référence à la position de l’observateur dans un monde réel et optique, mais qu’elles se réfèrent à des millions de bits de données mathématiques électroniques ; la visualité se situe sur un terrain cybernétique et électromagnétique. »5

Pour montrer comment ces algorithmes créent des images, certains artistes ont dès lors exploré les accidents dans ces bases de données, les failles, les situations à la marge, non prévues, où l’algorithme déraille.

1 Nicholas Mirzoeff, The Right to Look. A Counterhistory of Visuality, Durham, Duke University Press, 2001, p.2, apud Joanna Zelynska, Nonhuman Photography, Cambridge (Mass.), MIT Press, 2017, p.13, ma traduction.
2 Jacques Derrida, Mal d’archive. Une impression freudienne, Paris, Galilée, 1995/2008.
3 Allan Sekula, « Le Corps et l’archive », in écrits sur la photographie 1974-1986, Paris, Beaux-arts, 2013 [1982-1986], p.227-297.
4 Joanna Zylinska, op.cit., p.2, ma traduction.
5 Jonathan Crary, Techniques of the Observer. On Vision and Modernity in the Nineteenth Century, Cambridge (Mass.), M.I.T. Press, 1990, p.2, ma traduction.

 

Tout comme Jon Rafman6  l’avait fait avec Google Street View, l’artiste américain Clément Valla7  a récolté des anomalies visuelles dans Google Earth, des structures, ponts, autoroutes, gratte-ciels, que l’algorithme a déformés pour leur faire épouser au plus près le relief terrestre, créant ainsi des vues aberrantes, mais validées par le système.

A l’opposé de cette démarche relativement passive de flâneur récoltant et enregistrant des cartes postales de Google Earth, Lionel Bayol-Thémines prend la main et, non content d’archiver ses déraillements, il intervient dans le logiciel pour le faire dérailler. Deux des protocoles de Lionel Bayol-Thémines suivent eux aussi des démarches de récolte, mais d’une récolte très sélective. L’un, Blind Zone, s’intéresse aux zones aveugles, non cartographiées par Google Earth car présumées vides de toute information d’un quelconque intérêt, en général des étendues maritimes ou des banquises près des pôles. L’artiste s’emploie à faire apparaître ces terrae incognitae (ou maria incognita). À moins qu’une censure ne soit à l’œuvre ici et n’ait dissimulé sur ordre bases de la CIA ou équipements militaires. Son autre protocole « passif », Space, consiste à sélectionner sur la carte les seuls pictogrammes indiquant des activités commerciales ou touristiques, créant ainsi une constellation de signes dénotant consumérisme et marchandise en lieu et place de la carte physique. Même s’il ne s’agit là que de recueillir telles quelles des informations disponibles dans Google Earth, la sélectivité de sa cueillette crée du sens, géographique, historique, politique ou économique.

Son protocole Nature est bien plus actif : il consiste, en variant l’approche et l’altitude, à découvrir des zones où le logiciel de représentation bogue, où il ne représente plus le monde (même déformé comme chez Valla), mais une pure abstraction graphique composée de plaques de couleur, de formes angulaires et d’articulations désaxées n’ayant plus aucun rapport avec la réalité. Ces glitches8 de l’algorithme ne sont pas aisément décelables, ils demandent de longues explorations dans les zones de faille possible (comme les pôles), et ils sont éphémères (les programmeurs de Google étant à leur affût et s’empressant de les corriger).

6  Voir son projet 9 Eyes.
7  Voir son site.
8 Lire par exemple The Glitch Moment(um) de Rosa Menkman (Amsterdam, Institute of Network Cultures, 2011). Lire en ligne.

 

Enfin le protocole Cities est le plus activiste, et le plus dérangeant. Bayol-Thémines exploite certains bugs de l’algorithme de Google Earth pour pénétrer à l’intérieur de bâtiments et s’y déplacer, en véritable passe-muraille clandestin, comme le Monsieur Dutilleul de Marcel Aymé9 , ou, plus malicieux, le Don Cléofas du Diable Boiteux10 . Cette géographie inversée recrée une autre forme de circulation urbaine évitant l’espace public pour se déplacer clandestinement dans l’univers privé. Elle se trouve avoir inspiré les militaires israéliens lors des opérations contre l’Intifada en 2002, notamment à Naplouse : la tactique consistant à progresser de maison en maison en perçant les murs mitoyens a été une réappropriation matérielle paradoxale, à des fins d’oppression et de contrôle, du discours sur la ville de Debord, Deleuze et Guattari, qui, eux, entendaient abattre symboliquement les murs pour libérer de nouvelles expressions sociales et politiques11 . Le protocole rebelle de détournement que Bayol-Thémines opère dans la réalité logicielle de Google Earth est une transposition virtuelle de la réorganisation « dans le dur » de la syntaxe urbaine de Naplouse : dans les deux cas, la réalité urbaine est devenue un matériau flexible, quasi fluide, et malléable au gré d’un opérateur qui vient en perturber les règles.

Car Lionel Bayol-Thémines est un perturbateur : se rebellant contre l’apparatus, le dispositif de cartographie et de représentation du monde, il le provoque, joue avec ses programmes et en fait un outil de création. Dans son travail, dit-il, « Les principes même de la photographie (point de vue, cadrage, instant décisif…) sont toujours convoqués. Je traque les erreurs de représentation du paysage, les bugs, je me sers de Google comme d’un nouveau médium de création des images, je contrains le programme à produire de l’accidentel, de l’improbable, de l’imprévu et de l’imprévisible en faisant l’expérience de ne pas respecter son protocole d’utilisation ». Cette volonté délibérée de contraindre le programme à produire de l’accidentel est en ligne avec la philosophie des photographes expérimentaux telle que la définit Vilém Flusser à la fin de Pour une Philosophie de la Photographie : « ils s’efforcent consciemment de produire des informations imprévues – en d’autres termes de tirer de leur appareil et de mettre en image quelque chose qui ne figure pas dans son programme. Ils savent qu’ils jouent contre leurs appareils »12.

  9 Paris, Gallimard (Folio), 1990 [1941]. Lire en ligne.
 10 Alain-René Lesage, Le Diable boiteux, Paris, Folio, 2015 [1707]. Lire en ligne.
  11 Voir Eyal Weizman, À travers les murs : L’architecture de la nouvelle guerre urbaine, Paris, La Fabrique, 2008

 

Dans un autre texte, Flusser définit ces rebelles comme des « envisionneurs », des imagineurs « déterminés à contrôler l’apparatus en dépit de sa tendance à être de plus en plus automatisé, et à préserver ainsi le jugement humain en dépit de l’automation »13 .

Ces concepts flussériens se déclinent aujourd’hui dans l’univers du web, grâce aux artistes que Domenico Quaranta nomme « les surfeurs professionnels, ceux qui collectent, réorganisent, taguent, remixent, manipulent et redistribuent le contenu d’Internet, le rendant moins mathématique et plus aléatoire […] ceux qui vont à l’encontre de la base de données, perçue comme une structure de pouvoir inhumain, et qui décrivent, critiquent et défient sa dynamique, libérant ses contenus de leur catégorisation contraignante, et les réagrégeant sous de nouvelles formes, tout comme Aby Warburg le fit avec les images et les livres »14 .

A ceci près que, contrairement à bien des artistes exploitant ces bases de données15, Bayol-Thémines est non seulement un archiviste et un éditeur (deux fonctions clés de l’artiste en ces temps « d’obésité visuelle »16) mais aussi un activiste, un perturbateur, un disjoncteur, un détourneur, un distorteur de représentation. Il réalise, dit-il « une expérience sur la nature du médium photographique et une investigation sur les mécanismes de diffusion des images sur internet », c’est-à-dire sur la manière dont le système appréhende le monde et dont les images qu’il produit automatiquement nous contraignent. La liberté humaine n’a plus guère de place au sein de dispositifs automatiques, programmés et programmant comme Google Earth : seuls des artistes comme Lionel Bayol-Thémines peuvent tenter de ménager un espace de liberté dans ce monde dominé par les apparatus, « seule forme de révolution qui nous soit encore ouverte »17.

12 Belval, Circé, 2004 [1983], p.84.
13 Vilém Flusser, Into the Universe of Technical Images, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2011 [1985], p.19.
14 Domenico Quaranta, Collect the WWWorld. The artist as archivist in the Internet Age, Brescia, LINK Center for the Arts of the Information, 2011, p.16-18 (catalogue d’exposition), ma traduction. Lire en ligne.
15 Voir en particulier Marisa Olson, “Lost Not Found: The Circulation of Images in Digital Visual Culture”, in Charlotte Cotton & Alex Klein (eds.), Words Without Pictures, Los Angeles / NYC, LACMA / Aperture, 2009, p.274-287.
16 Joanna Zylinska, op.cit., p.45, ma traduction.
17 Vilém Flusser, Pour une Philosophie de la Photographie, op.cit., p.85 (phrase finale du livre).