Pierre Cordier
Notes de mon entretien avec Pierre Cordier dans son atelier à Bruxelles le 29 novembre 2010
ML : Effort de définition du chimigramme, et par opposition à peinture, graphique, photographie, et par exclusion, par comparaison
PC : Je suis autodidacte et cancre, j’ai dû lutter contre ma cancritude, me justifier, je cite beaucoup, pour m’accrocher à ce qui existe déjà pour me donner un peu de véracité. Toujours dans une lutte ; eux luttent contre moi. Ex : MoMA expo en 1967, mais Alain Sayag (Pompidou) ne voulait pas entendre parler de Cordier et de chimigrammes. Après son départ, Poivert a suggéré à Bajac et Chéroux d’acheter des chimigrammes. L’ex-cancre se disait « normal qu’ils ne veuillent pas de moi car je ne suis pas bon », besoin de me justifier.
ML : Toujours entrer dans un référentiel d’autrui
PC : C’est pour ça que j’essaie de me justifier. Mais je ne suis pas toujours opposé ; j’ai pris dans la peinture et dans la photographie (aujourd’hui éviction à cause du numérique ; ne plus trouver le matériel, mais on peut en fabriquer). Mais les jeunes photographes ne savent plus ce qu’est un révélateur. Emprunt et pas opposition.
Pourquoi Man Ray, Moholy-Nagy qui étaient photographes et peintres n’ont jamais pensé à mettre de la peinture sur du papier photo ? Bayard, Tabard ont fait des choses un peu comme ça.
Invention ou découverte ?
ML : Vous avez inventé, car vous êtes parti de rien ? Une révélation ?
PC : Dominique Lam, un scientifique, a inventé le chimigramme (articles dans Scientific American), a nommé ça Chromoscenasic painting. Jusqu’à ce qu’on me reconnaisse l’invention.
Certains regardent vers l’arrière, avec anciennes techniques.
Moholy Nagy a dit : « l’invention clé, ce n’est pas la caméra, c’est le papier photosensible. »
ML : Spécificité du médium : aujourd’hui balayé, mixed media
PC : Être hybride comme moi, ça passait mal, maintenant c’est mieux accepté.
Le chimigramme est-il un médium pur ?
Je dois me raccrocher à des locomotives : V&A par exemple
On ne fait plus grand-chose de nouveau en photogramme.
D’autres (Douglas X, d’autres aux USA) font des chimigrammes. Longtemps j’ai été seul.
ML : Accent mis sur dualité, sur carrefour dans discours
PC : Parce que les gens ont horreur de fabriquer un nouveau tiroir, peur de la nouveauté.
J’ai enseigné la photographie pendant 30 ans : grosse résistance à la nouveauté.
ML : Mais l’ambiguïté vous plaît ?
PC : Être à côté de la plaque, est-ce une expression photographique ?
Ca me plaît, mais c’est dur. Injustice, je ne vais pas à Paris Photo, car il n’y a aucun chimigramme
ML : Sterckx sur la forme et la matière ; ni un acte (dessin), ni une empreinte. Sa citation sur processus.
PC : Le chimigramme c’est de la paresse : je fais quelques lignes, puis je trempe dans révélateur/fixateur, pas grand-chose ; éventuellement on pourrait avoir une machine qui fasse ça ( !)
ML : Votre collaboration avec Manfred Mohr ?
PC : Non c’est différent. Mohr est un pionnier de l’art à l’ordinateur. Rencontré en septembre 1972. Collaboration : la traceuse avec aiguille gratte le vernis sur les plaques photographiques. Autour de ces lignes, faire ensuite des formes de chimigramme.
ML : Seule expérience avec ordinateur?
PC : Oui, mais la couverture de ma monographie a été faite avec Photoshop.
Pas fait davantage avec Mohr car en 1972 j’ai découvert le vernis magique : mes propres dessins qui se répliquent, plus besoin de l’ordinateur.
Quand je vois des gens qui mettent de la peinture avec un pinceau sur une toile, surface inerte, idiote, qui ne donne rien, c’est anachronique, alors que l’émulsion photosensible donne des choses, est ouverte.
ML : Rébellion ? Prendre ses distances par la représentation. Texte de Butor. Désillusions
PC : La désillusion est venue quand j’ai vu la différence avec NY : expositions à NY, pas en Europe, 15 ans de retard… Pas envie de rester avec ces gens qui sont en retard, les photographes. Magritte, Klee dans ma cuisine. Je faisais des photos d’architecture.
ML : Quel déclic après ‘Erika’, pas juste un amusement
PC : J’ai fait peu de photographie représentative. J’ai toujours expérimenté, photogrammes, cinégrammes (l’appareil bouge). J’aime l’expérience, côté enfantin. Quand ca devient académique, reconnu, je m’ennuie, je passe à autre chose, je suis un artiste expérimental, j’essaie tout le temps, ça marche, je m’arrête. Les galeristes n’aiment pas du tout. Maintenant on me le reproche moins.
ML : Se libérer de l’impératif de figuration
PC : C’est une vue a posteriori. Sur le coup, je m’amuse de tout. Peinture, photo et écriture dans le même média. Ca aurait pu rester anecdotique.
ML : Pourquoi ça ne l’est pas resté ?
PC : Je suis obstiné, je ne savais pas quoi faire d’autre. Je sentais bien que c’était nouveau, alternatif, une liberté.
Intéressé par Steinert, Hajek-Halke, des alternatifs. En 58 lors d’un concours, j’ai rencontré Sudre (faisait-il déjà des cristallographies ?) et Steinert, qui m’a invité à Saarbrücken pour un trimestre. Un festival ! Pièces de 5 marks en négatif, natures mortes, et chimigrammes. Kilian Breier disait de moi « un boulanger avec ses petits pains ».
ML : Qu’avez-vous appris de Steinert ?
PC : 3ème Subjektive (pas de catalogue) ; les deux premiers très bons catalogues. Mais la personne qui gère son estate est ouverte sur la documentation, le social, pas sur le chimigramme. Je n’étais pas vraiment intégré dans le groupe.
ML : Comment votre pratique a changé auprès de Steinert ?
PC : J’ai fait mon fameux autoportrait. Je regardais ceux qui étaient envoyés (Sisskind), qui se mettaient dans le miroir avec l’appareil. J’ai voulu faire autre chose.
J’ai rencontré Sigrid Späth (on était très copains, même un peu plus) ; son autoportrait (avec miroir sur chevalet) ouvre le livre de Steinert. Elle a rencontré Saul Steinberg, est devenue sa compagne ; une artiste géniale.
J’ai appris chez lui à faire de la bonne photo. Bons contacts.
Coup de soleil : peau de mon dos dans l’agrandisseur (j’ai inventé le body art).
Influence de l’école Decrolly, très ouverte vers l’observation, l’expérience, le visuel.
Quand j’enseignais à La Cambre, émanation du Bauhaus (van de Veldt), interconnexion entre tous les ateliers (les élèves photographes me dédaignaient un peu), pluridisciplinaire.
Decrolly, La Cambre, Steinert m’ont encouragé dans ce côté hybride.
ML : Rapport au figuratif, puis photochimigramme : le référent est figuratif
PC :Je faisais un film en 1962 sur le chimigramme, dans l’atelier de Pierre Schaeffer, avec mon oncle Stéphane Cordier. Intérêt pour musique contemporaine. En 1967, j’ai abandonné la photographie. Toujours sur la marge.
Comment faire un générique en chimigramme pour le film ? Je travaillais dans la firme de mes parents, quelqu’un y faisait de la sérigraphie : idée d’adapter le chimigramme à la sérigraphie.
Possibilité de faire des choses figuratives ou non (hexagrammes) avec des formes très précises que la photo pouvait faire.
ML : Faire des hommages (Borges) en reprenant des images, leur donner une aura
PC : J’ai aussi fait des hommages en chimigramme. Pour moi, passer par la sérigraphie, c’était pratique, moins de temps, faire des séries (autres moyens : des résines photosensibles comme pour les circuits électroniques). J’aime bien la nanotechnologie.
ML : Intérêt pour semi-conducteurs ?
PC : Preuve qu’on peut faire des choses avec la sérigraphie.
Ma grande bataille contre le mot abstrait : c’est figuratif ou pas, en tout cas c’est concret. Qu’est- ce que la photographie abstraite ? ça ne veut rien dire (ex du platane photographié de près)
Expo à Bielefeld sur l’Abstrakt Fotografie, toutes sortes de choses. Colloque après Herbert Molderings : « ça n’a pas de sens, rien d’abstrait ». Il foutait tout par terre, c’était formidable. Il m’a dit « le chimigramme, c’est quelque chose qui ressemble au chimigramme »
Une photo où on ne reconnait pas les formes, ce n’est pas abstrait.
ML : Distinction entre abstrait et non-figuratif en peinture, mais en photographie, il y a la question du référent : l’objet devant la caméra
PC : La photo en elle-même est-elle une abstraction ?
Konkrete Fotografie (Jäger) j’en fais partie, mais..
Quand ça vient de l’ordinateur (CAO, réalité virtuelle) est-ce concret ?
ML : Photoclaste ?
PC : Ce n’est pas de moi. On l’a dit avant moi.
Suis-je en rébellion ? Je suis plutôt en réaction contre les milieux qui me rejetaient, photographes comme peintres.
ML : « Dès que je vois une image » citation
PC : Picasso l’a fait. C’est un peu gamin, je n’ai jamais quitté mon enfance. Mais pour les autres, ce n’était pas positif ; ça me poursuit toujours.
Toujours en marge, ni-ni (anecdote sur l’Académie).
ML : Quand vous brisez les frontières, aussi musique et littérature
PC : Normal ; sinon je ferai des chimigrammes banaux. Là je l’enrichis.
Viktor Kissine, compositeur russe vivant en Belgique, trouve que mes chimigrammes ressemblent à ses partitions : accord prolongé, avec de temps en temps, un accident.
Sur Borges, anecdote sur la veuve.
ML : Chimigrammes illisibles, fascinants
PC : Fait ça en 1968. Aussi poème La Souma.
ML : Règles, expérimentations, carnets ; scientifique, expérimentateur
PC : Plus méthodique que scientifique ; j’agis comme un étudiant des techniques de peinture, je fais des essais. Peintures dans la neige, la pluie [comme Munch].
Neusüss : ses photos vont évoluer avec le temps, ça ne m’intéresse pas.
ML : Volonté de contrôler le hasard et parfois une échappée (reboucher les trous : finalement non). Libertaire, laissant le hasard prendre sa place
PC : Parfois je laisse faire, parfois je contrôle, mais pas trop, alors je relaisse
Florence Parot (auteur du mémoire) : diktat de la matière. Non, je collabore avec la matière, je prends les vernis comme ils sont, selon ce qu’ils donnent.
« Le hasard est mon meilleur collaborateur » (Manfred Moth ou moi dit ça dans la monographie?)
On peut injecter des systèmes aléatoires (dans l’ordinateur ou une petite machine avec des dés). Je tire au sort, puis je l’intègre dans mes compositions (par ex mon Paul Klee). Avec l’ordinateur, c’est moins drôle.
Non plus l’aléatoire de la matière (on ne sait pas ce qui va se passer), mais l’aléatoire des nombres : c’est unitaire.
ML : S’en remettre au hasard : la dérive, chemins de traverse ?
PC : Non, au début seulement ; les quatre hasards, celui qui n’est pas encore contrôlé. C’est quand on apprend, pas après. Après j’ai appris, je sais.
C’est ainsi que j’ai découvert le vernis magique : hasard du choix des produits achetés. Je dois faire un article sur le vernis et le chimigramme, dans une revue de restaurateurs.
La forme dépend des vernis.
[photo d’un champ labouré de George Gerster, œil de peintre, années 1960, avant Arthus Bertrand, livre « le pain et le sel », influence de Paul Klee: similitude avec chimigramme]
Le hasard des chiffres, celui de la matière, savoir lequel on choisit. J’en parle dans la monographie.
C’est la 1ère question qu’on me pose (je le dis dans le film du V&A). La possibilité de la matière de me donner des choses ; le chimigramme me donne des trucs comme ça, sans avoir à les dessiner, je dessine une ligne et j’en ai une infinité. Je ne peux avoir que des cercles concentriques (# de la photo des labours de Gerster)
Je n’ai pas rebouché les trous, le liquide a érodé.
ML : Contraire du diktat de la matière, jouer avec elle, un duo
PC : S’il n’y avait pas ces petits accidents, ce serait à faire avec l’ordinateur.
Je suis déçu et surpris que Man Ray et Moholy-Nagy n’y aient pas pensé et que les peintres d’aujourd’hui ne s’y intéressent pas.
Pas vraiment une école qui se soit bâtie : un en Amérique, un en Nouvelle Guinée. Je n’ai pas fait ça.
Si j’étais né plus tôt, j’aurais été au Bauhaus.
A La Cambre, j’enseignais l’histoire de la photographie, on ne parlait pas du chimigramme au début. Puis j’ai pu faire un workshop. Mais ça n’a pas déclenché des disciples. Ils se disaient : « Cordier a déjà tout fait ; ce n’est pas rentable » En 1990, puis de 1992 à 1998, la directrice m’a encouragé à faire cette workshop. Ils s’amusaient, c’est très rigolo, mais ils voulaient faire tout de suite des chefs d’œuvre, ou alors faire des Cordier.
ML : Y a-t-il d’autres gens faisant des chimigrammes dans le monde ?
PC : Certains découvrent, puis se renseignent, et souvent abandonnent.
Polly Marriner en a fait sans produit localisateur : beaux résultats ; elle m’a écrit. J’ai vu sur internet qu’elle a regroupé des gens faisant ça (elle a fait une liste en ne me donnant qu’une petite place). Elle devient mon amie sur Facebook. Je ne sais plus ce qu’elle fait.
Douglas va recenser qui fait quoi.
Une vieille dame Marie Paule Bréant, en fait en coupant des fruits.
Mais je n’ai pas le temps de m’occuper de ça. J’ai des dossiers.
ML : Generative Fotografie
PC : J’étais ravi d’être en contact avec d’autres créateurs, mais je n’étais pas tout à fait dans le groupe, ‘protestant égaré au Vatican’, comme à Arles. Je ne fais pas vraiment partie du club.
ML : Votre adhésion au discours théorique de Jäger ?
PC : Quand je faisais de la photo, j’étais dans la ligne de la Subjektive Fotografie. L’Objektive Fotografie n’a pas d’intérêt, c’est ce qu’on voit avec les yeux, alors quoi de plus ?
Generative : très froid, très allemand.
On connaît mal l’autre pays.
Anaïs Feyeux a beaucoup appris quand elle a écrit sur moi, en particulier mes aventures aux USA.
ML : Vous ne citez pas Polke ?
PC : Je n’ai rien vu qui m’intéressait [on regarde le livre de Domino] Il bénéficie de son aura de grand peintre (comme Man Ray : s’il n’avait fait que ses rayographes, on ne parlera pas de lui). Travail avec des trames : amusant. Je ne vois rien qui ressemble au chimigramme. Jäger le cite souvent ; mais ça ne m’impressionne pas. Mais ça ressemble plutôt à ce français qui prend des photogrammes de films abîmés par l’usure.
Comme Richter : peintures d’après photo, mais pas vraiment d’expérimentation.
Faut-il prendre des sels radioactifs pour faire des images intéressantes ? Trop pittoresque. (comme une empreinte de derrière, pour rigoler).
ML : Influences et lectures : Van Lier. Comment vous reliez-vous à sa philosophie de la photographie ?
PC : Photo de Radisic en couverture. (Pierre Radisic formidable ; j’ai une photo du vagin d’une femme, chef d’œuvre, cathédrale).
Je ne comprenais rien à ce que disait Van Lier. Moi je suis un cancre. Lui formidable professeur, conférencier incroyable. Il voulait se suicider après la mort de sa femme.
J’ai fait une interview avec lui, deux heures, essayé de trouver des points communs. Mais il n’a pas pu se servir de son savoir philosophique pour faire avancer le chimigramme.
Même défaut que Barthes : il ne connaît rien à la photographie
Molderings dit de Barthes : l’empreinte du visage de ma mère, c’est autre chose que ma mère.
Ca n’a rien donné.
J’aurais aimé qu’il m’aide sur le signe : le chimigramme entre-t-il dans ces catégories ?
Au contraire avec Michaux, Steinberg, Sisskind, Barssaï qui eux m’ont sorti des choses que je pouvais utiliser.
ML : Flusser ?
PC : Croisé à Arles, Jäger copain avec lui, mais pas d’intérêt de sa part pour le chimigramme.
ML : Théorie de Flusser
PC : Je suis tout à fait d’accord avec sa théorie de l’apparatus, du fonctionnariat. C’est la base de mon travail. C’est tout à fait vrai.
Pas vraiment rebelle, mais on explore des choses que la majorité des gens ne font pas, on est à la marge.
Jäger le cite, mais je ne sais pas si c’est à propos des chimigrammes ou des photogrammes.
Très peu d’écrits sur ces sujets en France ; plutôt les allemands.
Ce qui m’énerve, on cite toujours Sontag, Barthes, Dubois.
Un marginal et cancre comme moi ne peut pas aller sonner chez les philosophes en leur demandant de s’intéresser à mon travail.
Pendant qu’on regarde des photos de chimigrammes
PC : Un couillon de critique d’art allemand a dit que mon travail était purement abstrait, or on y voit des lettres.
Je connais bien les Sudre.
Faire tenir un texte dans un chimigramme : j’avais une contrainte (comme Perec).
Attention à l’esthétisme dit-on : moi je ne fais pas exprès, ça vient comme ça, c’est naturel, c’est beau.
Hergé : un peu anecdotique
On regarde ses carnets de notes
PC : Martin Barnes ne s’est pas intéressé aux carnets, mais aux échantillons. Les carnets, c’est comme une partition.
Si je voulais refaire des chimigrammes. Quand je voudrais en refaire.
Le dernier chimigramme a été fait le 14 juillet 2009 ; depuis, seulement les Ass-Rohrsach grammes avec Fanny (chimigrammes des fesses)
On regarde des chimigrammes
PC : Détester se séparer d’un chimigramme. Ne pas vendre à n’importe qui.
Chimigramme de tissus Choa par les Kuba.
Je ne comprends pas très bien mes collègues artistes [qui ne s’intéressent pas au chimigramme].
Certains signés par Steinert, quand il les aimait bien.
Mon but : faire des choses qui sont impossibles à faire autrement ; et ça c’est un bon point de départ.